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Des esprits simples pourraient penser que l'objectif essentiel des élections régionales est de désigner les conseils chargés de la gestion des régions dans les six prochaines années. D'autant plus que le nouveau mode de scrutin permet de voter directement au niveau des régions et non plus dans le cadre des départements, comme ce fut curieusement le cas de 1986 à 1998, et que les nouvelles lois de décentralisation accroissent les compétences des régions.
Mais s'il est évidemment présent, cet enjeu ne domine pas les élections des 21 et 28 mars prochains. Comme le montrait un récent sondage de la Sofres, 70 % des Français ne sont pas en mesure de citer le nom de leur président de région sortant. Et les différences de programme entre les listes ne sont pas marquantes sur les enjeux régionaux.
D'autres esprits pensent que les élections régionales vont permettre aux électeurs de donner leur avis sur la façon dont la France est gouvernée depuis mai 2002. La disparition des élections législatives en cours de mandat présidentiel doit en effet renforcer le rôle de ces élections intermédiaires survenant presque à mi-mandat.
Mais en fait très peu de Français croient que les votes de mars 2004 permettront de changer même partiellement la politique de la France ou de modifier les pouvoirs de la majorité en place pour les trois années qui lui restent à courir. De surcroît, la diversité des victoires et des défaites d'une région à l'autre rendra plus difficile, sauf lame de fond, la lisibilité des résultats, d'autant plus que la simultanéité des cantonales dans les départements pourrait conduire à des enseignements contradictoires.
En fait, pour la classe politique, comme pour les observateurs, la fonction première des régionales est ailleurs.
Elle est de savoir si le vote du 21 avril 2002, celui du premier tour de l'élection présidentielle, annonçait une cassure durable dans la relation des Français avec leur personnel politique - ce qui conduirait à de nouveaux séismes - ou si, au contraire, les Français, mécontents de leur propre comportement, s'éloignent du vote-rejet envers la classe politique.
Pour évaluer la signification des résultats sur ce critère, encore faut-il distinguer les conditions politiques du scrutin des 21 et 28 mars et le fameux "message" que les électeurs voudront envoyer. Pour des millions d'électeurs, le choc du 21 avril a tout d'abord été de se trouver devant un duel droite-extrême droite pour le second tour de la présidentielle.
Bien qu'elle résulte d'un choix démocratique, cette situation est apparue intolérable à la grande majorité des Français, ne serait-ce que parce que la gauche, éliminée par sa dispersion, comptait tout de même plus du double des voix recueillies par l'extrême droite ! Il est d'ores et déjà évident que cette situation de face-à-face droite-extrême droite ne se retrouvera pas au soir du premier tour des régionales, la gauche étant assurée de se qualifier pour le second tour dans un scrutin où la barre d'accès est à 10 % des suffrages exprimés !
Le choc du 21 avril tient à l'accès du Front national au second tour d'un choix final limité à deux candidats. Aux prochaines régionales, cette qualification du FN pour le second tour est l'hypothèse la plus probable dans un grand nombre de régions. Si l'on observe les scrutins précédents, on constate en effet que le FN aurait passé la barre qualificative des 10 % dans 22 régions sur 22 à la présidentielle de 2002, où Jean-Marie Le Pen obtenait 17 % des voix, dans 16 régions avec son score des régionales de 1998 (15,3 %) et aussi dans 16 régions avec son score pourtant plus modeste des régionales de 1992 (13,9 %).
Toutefois ces qualifications probables du Front national ne répéteront pas le scénario du 21 avril, puisqu'il ne s'agira pas d'un face-à-face droite-extrême droite mais, sauf exception, d'un retour aux triangulaires gauche-droite-extrême droite, selon le modèle observé à une beaucoup plus petite échelle aux législatives de 1997.
L'une des incertitudes du scrutin est de savoir si le Front national devra se contenter dans les régions où il se qualifiera de la troisième place ou s'il parviendra à s'intercaler entre gauche et droite, voire à déboucher en tête dans certaines régions, hypothèses qui pourraient conduire pour le second tour à la mise en place de véritables barrages républicains de la part des électeurs eux-mêmes, sinon des états-majors politiques. Les listes de gauche ou de droite occupant au soir du premier tour la troisième place derrière le Front national risquent fort d'occuper la place du mort pour le second tour, quelles que soient par ailleurs leurs possibilités de fusion.
Le choc du 21 avril, c'est aussi une gauche disparue du paysage politique, absente du second tour de l'élection présidentielle, contrainte de voter pour son ennemi politique, Jacques Chirac, au nom de la République, vaincue sans pouvoir vraiment mener bataille aux législatives qui suivaient puisque beaucoup d'électeurs ne supportaient pas l'idée d'une nouvelle cohabitation, qu'ils jugeaient au moins en partie à l'origine du séisme du 21 avril. Là encore, la situation des régionales s'annonce très différente puisque la gauche peut espérer gagner plusieurs régions, en bénéficiant dans un certain nombre de cas des triangulaires suscitées par le FN. Ce qui devrait susciter la fureur de la droite et relancer son envie de modifier les modes de scrutin, pour empêcher à l'avenir les triangulaires, y compris aux législatives.
Les conditions politiques des régionales de 2004 sont donc très différentes de celles du premier tour de l'élection présidentielle. Mais le vote du 21 avril va bien au-delà des équilibres partisans. Il traduit surtout un vote-rejet à l'égard de la classe politique, et l'un des grands enjeux du 21 mars prochain est de savoir si cet état d'esprit demeure.
QUEL SERA LE MESSAGE DES FRANÇAIS ?
A la présidentielle, cette attitude s'est d'abord traduite par une abstention inhabituelle pour ce type de scrutin : 27,2 % des inscrits n'ont pas voté en métropole, soit 6,7 points de plus qu'à la présidentielle précédente de 1995 et 10 points de plus qu'à celle de 1988. Le désintérêt manifeste pour la campagne des régionales n'annonce évidemment rien de bon pour la participation du 21 mars. Mais, pour être juste, il conviendra de considérer l'abstention pour ce qu'elle est dans ce type de scrutin. La référence est ainsi de 41,9 % aux régionales de 1998. Seule une abstention supérieure à 45 % des inscrits marquerait véritablement un nouveau recul de l'esprit civique dans notre pays et de l'intérêt que suscitent les affrontements électoraux.
Le 21 avril, le vote-rejet s'est traduit encore dans la montée des extrêmes : plus de 10 % des suffrages exprimés pour l'extrême gauche, près de 20 % pour l'extrême droite, Le Pen et Mégret cumulés. Leurs scores le 21 mars constituent bien sûr la principale inconnue de ce scrutin. Même s'il convient de relever que dans les élections intermédiaires l'extrême gauche ne dépasse guère les 5 % et l'extrême droite les 15 %. Les sondages d'intention de vote accordent d'ailleurs des scores avoisinants à ces deux tendances, et la désinvolture de Le Pen à l'égard de ses électeurs pourrait jouer contre les siens. Mais il serait significatif de notre accoutumance de penser qu'un score de 15 % constituerait un recul de l'extrême droite, alors qu'il apparaîtrait incroyablement élevé s'il se produisait dans les autres grandes démocraties européennes.
Le vote-rejet s'est enfin traduit à l'égard des gouvernants, les "PS-UMP", qu'on peut appeler ainsi même si la formation majoritaire n'existait pas encore le 21 avril. Si Lionel Jospin a été brutalement éliminé avec 16 % des voix, Jacques Chirac, président sortant, n'avait recueilli pour sa part que 19 % des suffrages, vingt points de moins que le total Chirac-Balladur du premier tour de 1995 ! Gauche de gouvernement et droite de gouvernement n'avaient totalisé qu'un peu moins de 60 % des suffrages exprimés. L'un des grands enjeux des régionales est de savoir si les partis qui les composent - UMP, UDF, PS, Verts et PC - suscitent un plus fort soutien, au moins de la part des électeurs qui se rendent aux urnes.
Sur ce point, la probabilité est grande qu'il en soit ainsi. Tout simplement parce que la dispersion de l'offre politique, à son maximum à l'élection présidentielle avec 16 candidats présents au premier tour, se trouve réduite de moitié aux régionales, avec 8 listes présentes en moyenne par région. Mécaniquement, l'absence des "Chasseurs" dans les deux tiers des régions, la quasi-disparition des listes étiquetées "divers gauche" ou "divers droite" devraient faire remonter le score cumulé de la "bande des cinq". Les sondages d'intention de vote les créditent ainsi d'un peu plus de 70 % des suffrages exprimés, ce qui, si cette évaluation se trouve confirmée, serait non seulement très supérieur à la présidentielle de 2002 (58,8 %), mais aussi aux régionales de 1998 (66,1 %).
Ainsi, le contexte politique des régionales, très différent de celui du 21 avril, réduit les risques d'une nouvelle sanction à l'égard de la classe politique. Encore faudra-il lever la double incertitude d'un très fort taux d'abstention ou de nouvelles prouesses des extrêmes. Au-delà, il faudra également s'assurer que la coupure entre les catégories sociales aisées ou instruites et les autres (plus abstentionnistes, plus tournées vers les votes protestataires), qui n'a cessé de se creuser ces dernières années, affaiblissant ainsi la cohésion du pays, commence à se résorber.
Jérôme Jaffré pour Le Monde